Pierre EYBEN, chercheur en sciences apppliquées, Michèle GILKINET, passionnée active, Jean-Baptiste GODINOT, fonctionnaire, François SHREUEUR, journaliste
Il faut réorienter les modes de production et de consommation vers des pratiques écologiquement soutenables et socialement justes, et non augmenter le productivisme, la flexibilité et la compétitivité.
D' accord, les prix augmentent, ce n'est agréable pour personne. Mais faut-il vraiment pour cela bouleverser toute l'économie ?”, s'interrogeait récemment M. Timmermans, directeur général de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB). Pour la FEB, poser la question c'était y répondre, par la négative.
Pourtant… L'économie menace de tomber en récession. L'explosion des prix du pétrole est en passe de faire s'effondrer tout l'édifice en précipitant dans la misère des dizaines de milliers de ménages en Belgique, des centaines de millions de par le monde. Dans ces conditions, faut-il vraiment poursuivre en serrant les dents, comme semble le dire la FEB ? On ne saurait imaginer attitude plus irresponsable.
Selon nous, cet aveuglement volontaire face à une situation très grave témoigne d'un immobilisme dogmatique et partant, de la profonde incapacité de la FEB à s'adapter à la nouvelle donne.
Pour comprendre ce qui est en train de se passer et envisager des solutions réalistes, il importe de s'attarder un instant sur la dynamique qui sous-tend la crise actuelle.
Nos sociétés dites "développées” sont organisées autour du principe économique de "la croissance”. Celle-ci serait à la fois la condition et le moyen de créer de la richesse dont les retombées profiteraient à tous. Dans cette logique, il est nécessaire d'accroître les capacités de production de biens et de services, ce que les travailleurs sont sommés d'assumer. Il faut également s'assurer que ces produits seront consommés rapidement par un consommateur soumis pour ce faire à un matraquage publicitaire permanent.
Après un demi-siècle de cette croissance économique accélérée, où en sommes-nous ? Si les Trente Glorieuses ont assurément permis l'amélioration du confort matériel d'une bonne partie de la population occidentale, elles ont aussi laissé une frange non négligeable d'entre nous dans une situation désastreuse et entraîné "le reste du monde” dans un état de précarité croissant. Dans le même temps, on peut constater que le chômage n'a pas disparu, que le travail devient à nouveau, depuis une trentaine d'années, de plus en plus éprouvant et vide de sens, que la répartition des richesses est de plus en plus inéquitable et que l'état de la planète se dégrade dangereusement. On ne produit et consomme pas en fonction de besoins réels, en tenant compte du caractère limité des ressources naturelles et avec un dessein de justice sociale, mais en fonction de potentialités spéculatives, dont tire profit une infime minorité sans soucis des générations futures. Bref, cette croissance socialement ravageuse nous procure chaque jour un petit peu moins de satisfaction et l'on continue pourtant à la glorifier allègrement.
Une autre réalité commence aujourd'hui à apparaître crûment : cette croissance-là n'est pas tenable. Le dogme croissantiste repose en effet tout entier sur un oubli gros comme un monde : pour produire les biens et services que la manipulation publicitaire nous pousse à consommer, il faut de la matière et de l'énergie. Or, l'homme ne peut pas créer de matière ni d'énergie. Il ne peut que transformer les ressources terrestres pour les rendre utiles à son usage. Ce faisant, il génère des pollutions dont les niveaux sont devenus insoutenables tant ils dépassent les capacités de recyclage naturels. Ainsi, pour fabriquer et faire avancer une automobile, il faut du pétrole, qui une fois consumé est irrémédiablement transformé en CO2.
D'un point de vue matériel, le processus économique fonctionne donc comme une gargantuesque machine qui consume les ressources et les transforme en pollution. A la sortie de cette machine, du côté des pollutions, on observe une saturation dont le bouleversement climatique est l'une des dimensions les plus graves. A son entrée, il y a désormais une pénurie. Il se trouve en effet qu'aujourd'hui, la principale ressource d'énergie utilisée par la machinerie économique commence à manquer : le pic du pétrole est imminent, voire déjà franchi. Jusqu'ici, le pétrole était peu cher car facilement accessible et en quantité suffisante, mais le pétrole est un stock qui ne se renouvelle pas à l'échelle du temps humain. Au niveau mondial, l'offre de pétrole devient insuffisante, d'autant plus que des pays géants comme le Brésil, la Chine et l'Inde veulent à leur tour en consommer comme l'Occident le fait depuis la dernière guerre. Sait-on par exemple que l'Indonésie va se retirer de l'organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), sa production étant désormais insuffisante pour satisfaire sa demande intérieure ?
L'ère de l'énergie peu chère est derrière nous.
Voilà une règle que la FEB connaît bien : quand l'offre d'un produit ne répond plus à la demande et que cette dernière ne faiblit pas, les prix montent. Fluctuations spéculatives et ajustements conjoncturels mis à part, le prix du pétrole va donc continuer à augmenter pour atteindre des niveaux inconcevables jusqu'ici.
Ne nous trompons pas de conclusion. Avec un prix du baril de plusieurs centaines de dollars, c'est tout le système économique qui flanche, car le pétrole, qui est en quelque sorte le sang de la croissance, ne vient plus l'irriguer suffisamment. Le pétrole et ses dérivés sont utilisés dans tous les secteurs de production : agriculture, transports, construction, distribution, pharmacie, textile, technologies de l'information, etc.
Le pic du pétrole rend la poursuite de "la croissance” impossible puisque la boucle production/consommation est cassée. Déjà, "la croissance” s'essouffle et apparaissent les premiers signes de la récession payée en premier lieu par les plus démunis.
L'objectif désormais, lequel est une urgence sociale impérieuse, doit être d'organiser la décroissance de la consommation des ressources naturelles non renouvelables de ceux qui en consomment le plus pour que les besoins vitaux de tous soient rencontrés. Il s'agit d'organiser une désescalade de la puissance industrielle (1) pour réorienter les modes de production et de consommation vers des pratiques écologiquement soutenables et socialement justes, et non augmenter le productivisme, la flexibilité et la compétitivité comme nous le propose la Fédération des entreprises de Belgique.
Face à cette situation qu'elle ne comprend pas - ou pire, qu'elle feint d'ignorer -, La FEB continue à pousser sur l'accélérateur économique sans changer de modèle. Autant dire qu'elle nous demande de foncer droit dans le mur. Il s'agit aujourd'hui de sortir du tout-au-pétrole, de stopper les émissions de gaz à effet de serre, de relocaliser l'économie tout en renforçant la solidarité sans laquelle il ne peut y avoir de réponse pacifique et équitable à ce problème global. Persistant dans un comportement insensé, irresponsable, radicalement inadapté aux défis d'aujourd'hui, la FEB refuse de remettre en question le dogme économiste qui est une impasse. A croire que son action ne vise qu'à maintenir les privilèges d'une caste, quitte à jeter des pans entiers de la population dans la misère et à dévaster la planète.
Le pic du pétrole est là ; il faut revoir l'économie de fond en comble et l'assujettir à l'écologie et à la justice sociale.
1. L'expression est de J. Grinevald et Y. Rens, traducteurs du recueil de textes de N. Georgescu-Roegen : "La décroissance. Entropie - écologie - économie”, éd. Sang de la Terre, 2006.
La Libre Belgique 4-7-2008
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